Le plaidoyer d'une justice humaine : L'étranger d'Albert Camus
- Bastien Pascalone
- 13 nov. 2019
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 févr. 2020
Malgré mes préoccupations, j’étais parfois tenté d’intervenir et mon avocat me disait alors « Taisez-vous, cela vaut mieux pour votre affaire ».
En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se réglait sans qu’on prenne mon avis.
Tel est le sentiment que Meursault, décrit à l’occasion de son procès pour meurtre.
Mais pourquoi le personnage principal du roman d’Albert Camus fait figure d’étranger lors de sa propre audience ?
Quel est le devenir d’un homme confronté à la Justice ?
Résumons brièvement la trame afin de contextualiser ce questionnement.
Le roman retrace dans sa première partie la vie ordinaire, voire quelconque de Meursault.
Ce personnage ne semble pas être impliqué par sa vie.
Ainsi, le décès de sa mère, l’évolution de sa carrière, le choix de ses amitiés ou sa vie amoureuse « lui est égal ».
Pourtant, cet antihéros commet un meurtre à la suite d’un règlement de comptes dans lequel il a été impliqué malgré lui par son « copain » Raymond.
Meursault se retrouve alors confronté à la Justice.
De son passage devant le Juge d’instruction, à son procès, l’auteur des coups de couteau reconnaît son implication dans le meurtre.
Mais, il n’est pas entendu !
Pour le condamner, les fonctionnaires de justice ne se basent pas sur les faits. Au contraire, ils motivent leur raisonnement par l’insensibilité et l’immoralité supposée de Meursault. Ainsi, on lui reproche d’avoir placé sa mère dans un asile et de n’avoir pas été ému lors du décès de celle-ci.
Les témoins qui se présentent à décharge sont coupés ou discrédités.
A l’inverse, les témoignages de ceux qui évoquent une insensibilité de Meursault vis-à-vis de sa mère sont appuyés par le procureur.
Finalement, le jugement décide de l’exécution du protagoniste.
Mais alors, quel monde judiciaire nous expose Albert Camus ?
L’étranger illustre bien le basculement qui peut intervenir entre l’homme libre et le suspect. Dans le droit français, le mis en cause est censé être présumé innocent jusqu’à son éventuelle condamnation. En réalité, dès sa mise en examen, il devient étranger à la société et à ses semblables.
Le mis en cause fait alors face à une sorte de « préjugement ». Ce jugement anticipé est rendu au nom de la morale. Les citoyens se sont forgés une intime conviction à la place du juge.
Tel est le cas de la récente accusation par l’actrice Adèle Haenel concernant des faits d’attouchements sexuels. (paru sur Mediapart) Selon cette dernière, le réalisateur Christophe Ruggia l’aurait agressé alors qu’elle était mineure.
Les faits s’étant déroulés depuis plus de 10 ans, la culpabilité de Monsieur Ruggia semble difficile à établir.
Néanmoins, l’opinion publique s’est approprié le débat au nom de la morale et a fait de Monsieur Ruggia un coupable alors même qu’aucune juridiction ne s’est prononcée. L’affaire a pris une telle ampleur que la société des réalisateurs de films a engagé une procédure de radiation à l’encontre de l’individu.
Cette actualité démontre que le sort d’un homme peut être jeté en pâture à l’opinion publique alors même qu’aucun jugement n’est intervenu et que le seul indice repose sur la déclaration de la victime.
En outre, l’étranger illustre le manque d’impartialité des fonctionnaires chargés de l’affaire. La loi prévoit qu’un suspect a droit à un tribunal impartial et indépendant.
D’ailleurs, l’impartialité suppose notamment pour les fonctionnaires de ne pas influer sur l’affaire en considération de convictions personnelles.
Mais dans le roman, le juge chargé d’instruire le crime déclare faire preuve de magnanimité si Meursault accepte la miséricorde du Christ.
L’obligation d’impartialité est donc clairement atteinte.
Bien que cette scène soit quelque peu caricaturale, il existe des situations dans lesquelles l’impartialité puisse être mise en question.
Depuis quelques années, des attentats ont été perpétrés au nom d’un islam radicalisé. Ces actes ont déchainé les passions.
Mais une condamnation pour infraction terroriste (et sa sanction appropriée) doit être justifiée par un raisonnement rigoureux.
Se pose alors la question de savoir dans quelle mesure la pratique de la religion doit être prise en compte dans le jugement d’un individu.L’appréciation des signes de radicalisation est forcément très fine et subjective.Alors comment qualifier un individu de radicalisé ?
Un bon nombre de personnes seront suspicieuses vis-à-vis d’un musulman portant la barbe et la djellaba.
Mais cet homme, s’il est traduit devant les tribunaux ne devra être jugé que sur les preuves de la commission de l’acte qui lui est reproché, et non sur son aspect ou son attitude.
L’étranger retrace le destin fatal d’un homme qui n’a pu être jugé uniquement sur les actes qu’il a commis.
L’exigence d’une réponse pénale rapide et la volonté punitive de la société nous amène à juger hâtivement un individu sans respecter les garanties essentielles dont il bénéficie.
Mais rapidité ne veut pas forcément dire efficacité.
Il est donc capital de respecter en toutes circonstances la présomption d’innocence de l’individu et l’exigence d’indépendance et d’impartialité du tribunal.
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